A la recherche de la fermentation idéale
A force d’explorer le Chemin du Pain, on en arrive fatalement (ou pas !) à se poser des questions existentielles : “Suis-je ce que je mange ?”, “Quand est-ce qu’on (en) mange ?!” et plus sérieusement : “Mais quelle est donc la durée idéale de fermentation de la pâte à pain ??”
Dans le domaine de la Boulange (mais c’est valable partout en fait), il y a énormément de tradition orale et manuelle que les Boulangers se passent les uns les autres, sans toujours savoir “Pourquoi”. On sait que ça marche comme ça, et c’est le principal.
Deux approches complémentaires
Comme dans de nombreux domaines, mais encore plus dans les domaines “manuels” ou artisanaux, le principal mode d’apprentissage passe par l’expérimentation pratique, comme le font la grande majorité des artisans. Cette technique du “Test and Learn” chère à mon ami Fabien, permet d’expérimenter et d’arriver à un optimal par approches successives. Et le gros avantages des professionnels, c’est leur capacité à pouvoir faire un très grand nombre de tests dans un laps de temps court, là où un amateur est contraint par une production faible et étalée dans le temps.
Le boulanger amateur qui ne peut guère faire autant de tests qu'un Pro pourra s'aider d'une approche plus scientifique pour une compréhension complémentaire plus rapide et plus fine des mécanismes profonds qui sous-tendent toute chose, l’expérimentation terrain étant ensuite précieuse pour confirmer les mesures et la théorie, voire carrément pour “intuiter” la bonne réponse théorique et les mesures à réaliser.
Il faut des années ou des dizaines d’années d’expérience, d’expérimentation pratique et d’observation pour faire un bon pain (naturel) : Quelqu’un m’a ainsi dit un jour : “Il faut 10 ans pour maîtriser le Pain”. Mais peut-être que l’on peut tenter d’accélérer un peu la compréhension que l'on peut avoir du processus dans son propre contexte, d’où mes expériences actuelles.
Mieux comprendre la fermentation de la pâte à pain
L’un de mes sujets du moment est donc lié au temps de fermentation idéal de la pâte à pain.
Vous aurez compris que la réponse “Quand la pâte aura doublé de volume” ne me satisfait pas, car elle est imprécise : sachant que la pâte double et affiche ensuite un “plateau” pendant lequel la pâte a globalement le même volume pendant des heures, se posent alors des questions complémentaires :
- Faut-il arrêter la fermentation dès que l’on est arrivé au début du plateau ? Au milieu ? à la fin ?
- Que se passe t-il si j’attends plus ou moins ?
Les forums sont plein de pratiques extrêmement différentes dont la diversité, dans des conditions similaires, laisse perplexe :
- Certains fermentent très peu
- D’autres utilisent des durées de fermentation courantes,
- D’autres encore fermentent extrêmement longtemps
Et la plupart arrivent à faire du pain, même si la diversité des approches et des niveaux de maîtrise ne permet guère d’apprécier si c’est l’habilité du boulanger qui a permis de rectifier la pâte, ou la pertinence du protocole qui a permis d’obtenir un beau résultat.
Bref, la question est donc d’explorer un peu plus les mécanismes de la fermentation panaire pour mieux comprendre quand l’arrêter, sans prétendre analyser tous les paramètres possibles en détail, faute de temps et de moyens.
Expériences sur la Fermentation Lente
Pour des raisons pratiques, éthiques et nutritionnelles, je panifie actuellement en #respectusPanis ou fermentation lente : cela consiste à mettre une quantité de ferments (levain) extrêmement faible (1% de la masse de farine, soit 10g par kg) dans la pâte à pain, puis à laisser fermenter longuement à température ambiante (TA).
J’ai adopté ce type de fermentation lente pour diverses raisons :
- Parce que c’est bon en raison des arômes qui ont le temps de se développer
- Parce qu’elle ne requiert presque aucune technologie (à part le four pour cuire quand on ne dispose pas de four à bois)
- Parce qu’elle est très peu contraignante sur la qualité du levain
- Parce qu’elle est facilement à la portée d’un amateur comme moi
- Parce qu’elle produit des pains aux propriétés alimentaires étonnantes :
- Ma voisine diabétique peut les manger en raison de pics glycémiques bas
- Mon voisin fait des raids en vélo de 600 km en quelques jours en ne mangeant presque que ça sans avoir faim
- Des expériences sur des personnes qui faisaient des reflux gastriques avec d’autres types de pains, y compris des pains de blés anciens sur meule en fermentation longue à froid, n’en ont pas fait avec ce type de pain là.
- La longue fermentation avec un pH assez bas assure une digestibilité importante, grâce à une dégradation avancée du Gluten
Puisque je panifie avec cette approche, les temps de fermentation décrits ci-dessous seront nécessairement longs, afin de laisser le temps à la faible quantité de ferments de se multiplier dans tout le pâton.
L’intuition de départ
Si les auteurs de la méthode de fermentation lente #RespectuPanis (#RP) préconisent une fermentation de 18h à 18° avec 2g de levain par kg de farine, la pratique totalement intuitive dans mon contexte m’a plutôt amené pour le moment à 16h de fermentation à 21°C avec 10g de levain par kg de farine. Ne me demandez pas pourquoi, je suis incapable de l’expliquer autrement à ce stade que par la réaction de ma pâte.
Cependant, j’ai constaté un phénomène étrange avec cette méthode : là où j’hydratais sans soucis à 76% avec une fermentation longue à 8°C, j’observais en #RP un relâchement important de ma pâte, se traduisant par des pains qui ne s’ouvraient pas bien à la cuisson.
Sans parvenir à expliquer précisément le phénomène, et supposant que c’était lié à une sur-production d’eau associée à une fermentation plutôt lactique que j’explique mal, j’ai dû descendre le Taux d’hydratation (TH) progressivement jusqu’à 63% avant de retrouver une pâte qui tenait la route au façonnage et à la cuisson. D’autres boulangers amateurs ont vécu le même phénomène pour arriver au même TH au final.
Soit j’avais trouvé la raison de mon problème et sa parade, soit le relâchement de ma pâte vient d’autre chose.
C’est en regardant pour la 3ème fois cette excellente vidéo de l’Ecole Internationale de Boulangerie (EIB), que j’ai eu soudain un déclic : Et si le relâchement de ma pâte était lié à une sur-fermentation et non à une sur-hydratation ?
Comme le rappelle l’EIB, les enzymes protéase, naturellement présentes dans le blé et spécialisées dans le découpage des chaînes de protéines qui sont à la base du gluten, ne fonctionnent quasiment pas dans une pâte à la levure (pH proche de 6), alors qu’elles sont très efficaces dans les pâtes au levain qui peuvent atteindre des pH de 4.00 et moins. Après une longue fermentation (dont la durée sera variable en fonction de la température ambiante et de la quantité de levain ajoutée), une pâte au levain sera acide et son réseau de gluten plus ou moins endommagé, ce qui facilitera la digestion du Pain mais ce qui pourra aussi liquéfier la pâte si le réseau de gluten est trop affaibli.
Il me fallait donc mesurer la corrélation entre le pH, l’augmentation du volume, la température ambiante et l’état du réseau du gluten de ma pâte en cours de fermentation.
Je me suis donc offert le même pH mètre que celui utilisé par l’EIB (Hanna HI 99161), qui offre l’avantage d’être adapté aux mesures dans des matières pâteuses alimentaires, simple à nettoyer, et associé à une sonde de température pour corriger dynamiquement le pH mesuré. J’avoue que j’ai pas mal cherché une alternative moins coûteuse, mais sans en trouver une satisfaisante ou facile à obtenir.
Données de tests
A ce stade j’ai réalisé 3 séries de tests sur 3 types de pains issus du même frasage : Nature, noix et Graines.
Contexte : Blé ancien sur Meule, 63% TH, 1% de levain, 1.5% de sel de Guérande, pétrissage manuel de 3 types de pains : nature; noix et graines.
- Expérience 1 - En arrêtant le pointage à un pH de 4.26, avec une T° ambiante de 21.8°C
La pâte est partie d’un pH de 5.86, pour arriver à 4.26 en 13h30.
Je n’ai pas ici mesuré précisément l’augmentation de volume dans le temps, car je n’étais pas alors équipé pour.
Si le pain au Noix et le pain aux graines montraient un développement intéressant avec une large grigne, le pain nature a pris peu de volume et a eu tendance à s’étaler.
- Expérience 2 - En arrêtant le pointage à un pH de 3.93, avec une T° ambiante de 22°C
La pâte est partie d’un pH de 5.86, pour arriver à 3.93 en 18h.
A partir d’un pH de 4.02 la pâte a ralenti sa vitesse de développement au moment où son volume avait approximativement doublé.
A un pH de 3.82 le volume de la pâte est brutalement retombé.
Le pain au noix s’est moins développé que précédemment, et le développement du pain nature manquait de volume. Le pain aux graines était toujours beau.
- Expérience 3 - En arrêtant le pointage à un pH de 4.14 à une T° ambiante de 21.7°C
La pâte est partie d’un pH de 5.85, pour arriver à 4.13 en 17h30.
Le volume de la pâte avait été multiplié par 2,125 au moment de l’arrêt du pointage.
Le pain au noix s’est mieux développé qu’à pH 3.93. Le développement du pain nature manquait encore de volume, le pain aux graines était toujours beau.
Le réseau de gluten était encore très correct.
Deux photos ci-dessus montrent l'évolution de la pâte du pain aux graines (fin de pétrissage / fin de pointage).
- Quelques données complémentaires
Après avoir mesuré le pH dans un échantillon de pâte test de 500 g, j’ai voulu mesurer le pH des 3 autres pâtes qui fermentaient séparément :
- Pain au Noix : pH 4.12
- Pain nature : pH 4.00
- Pain aux Graines : pH 4.05
Par ailleurs j’ai testé le pH des 3 pains juste avant l’enfournement, pour savoir quelle avait été l’influence du façonnage + apprêt sur l’évolution du ph :
- Pain au Noix : pH 4.12
- Pain nature : pH 4.13
- Pain aux Graines : pH 4.22
Enfin, pour en savoir un peu plus, j’ai testé le pH de mon levain :
- pH 4.02 après 10h de pointage (TA 23°C, 50g ayant été doublés avec 20g d’eau et 30 g de farine)
- pH 3.98 après 11h de pointage (TA 22.8°C, après un ajout de 20g d’eau et 30 g de farine à nouveau)
Je précise ici que mes rafraîchis sont petits en raison de la faible quantité de levain consommée par la fermentation lente (10g par Kg de farine).
Analyse et Interprétation des résultats de tests
- Rappel de l’objectif des tests
Je rappelle ici que l’objectif est de tenter de préciser la durée optimale de pointage, c’est à dire la plus longue possible pour :
- avoir un goût aussi développé que possible, grâce aux flaveurs apportées par l’accumulation des déchets organiques des bactéries et levures sauvages (alcool,...)
- avoir un découpage du gluten le plus avancé possible pour permettre une grande facilité de digestion par les consommateurs
- avoir une acidité permettant une meilleure conservation en évitant la rétrogradation de l’amidon.
- décomposer l’acide phytique
Et cela avant que la pâte ne soit dégradée par la fermentation, juste avant que le pH ne soit trop acide (4.00 et inférieur) et n’entraîne une digestion trop importante du réseau de Gluten par les enzymes Protéases naturellement présentes dans le Blé et la farine.
- Un façonnage et un apprêt sans effet sur le pH
Les valeurs de pH fluctuent d'une pâte à l'autre, mais il est intéressant de constater que le pH est resté stable ou est remonté après le façonnage et l’apprêt. Si cela se confirmait, cela signifierait que seul le pH de fin de pointage est à considérer, sans prendre en considération une chute de pH supplémentaire dans la suite du processus, ce qui est plutôt intéressant.
- Le pain Nature fermente plus vite que les pains spéciaux
Il est intéressant aussi de constater que la valeur pH de mon petit échantillon de pain nature dans le 3ème test (4.13) était sensiblement supérieure à celle du reste de ma pâte à pain nature (2.4 kg à pH 4.00)
De même, la pâte à pain nature avait une valeur pH inférieure à celle des autres pains, pourtant sur la même base initiale. Et cela corrobore mes constatations pratiques sur l'état comparatif de la pâte nature comparée aux pains avec des compléments. Cela me laisse donc penser que lorsque l’on traite ainsi plusieurs pains différents en même temps, il faut façonner le pain nature avant les autres, pour éviter que son pH ne chute trop bas pendant que l’on façonne les autres pains. Cette considération n’est cependant valable que si l’on doit façonner un nombre assez important de pains pour que cela retarde significativement les façonnages des suivants.
- Un temps de pointage qui fluctue fortement dans des conditions similaires
Mon pH de départ dans les trois expérience était similaire (5.85), dans un même volume de pâte à pain nature, avec la même composition et globalement les mêmes conditions atmosphériques.
Cependant je suis très surpris de constater qu‘il aura fallu 18h dans l’expérience 2 pour atteindre un pH de 3.93, alors qu’il aura fallu 17h30 pour arriver à un pH de 4.13 dans l’expérience 3. Pourtant, l’expérience 2 montre qu’il aurait fallu 3h de plus pour passer de 4.13 à 3.93 : La fermentation a donc été beaucoup plus lente dans l’expérience 3 que dans l’expérience 2, sans qu’une explication ne soit évidente à première vue.
Une telle variation de vitesse de fermentation interpelle, car si elle se confirmait dans les mesures à venir, cela impacterait fortement d’éventuelles habitudes de temps de pointage.
- Facteurs parasites
Différents facteurs peuvent entrer en ligne de compte et perturber la comparaison et la mesure.
Par exemple, les pains aux noix sont composés de graines sèches qui absorbent peut-être un peu d’eau, ce qui peut perturber leur levée à la cuisson.
A l’inverse, les pains aux graines sont composés de graines hydratées à 35% de leur poids, ce qui vient ajouter une quantité d’eau qui peut avoir un effet positif sur la levée du pain.
Par ailleurs, le type de pétrissage (manuel dans mon cas), de façonnage, de serrage, le temps d’apprêt, le mode de cuisson, la gestion de la buée… concourent au résultat final. Sans oublier la nature du levain de chacun, qui a une population bactérienne spécifique à chacun, et un dynamisme propre en fonction de son mode de conservation et de maintenance.
- Incidence de l’acidité du levain
J'ai rafraîchi mon levain la veille au soir de chaque test. 10h plus tard son pH était de 4.02.
Un deuxième rafraîchi le matin pour le soir m’a donné un pH de 3.98 après 11h de pointage à TA. Je n’ai pas la possibilité de laisser moins de temps entre les rafraîchis et entre le dernier rafraîchi et l’utilisation, en raison de mes contraintes professionnelles et d’organisation.
Si l’acidité du levain à un impact négligeable en fermentation lente, avec seulement 10g par Kg de farine, cela m'interpelle concernant l'impact que cela peut avoir dans un protocole de fermentation à froid avec 20 à 30% de levain : Il faudra que je fasse d'autres tests sur ce sujet
En conclusion
A ce stade de mes expériences, mes premières conclusions sur le sujet sont donc, en synthèse :
- Un pH de 4.10 en fin de pointage me semble une cible intéressante
- Le pH ne semble plus chuter plus dès que le pain est façonné
- Le pain nature fermente plus vite que les pains spéciaux et doit donc être façonné en premier si l’on a fabriqué plusieurs pâtons différents à partir de la même pâte initiale
- Le temps de pointage optimale semble avoir des fluctuations importantes dans des conditions similaires, ce qui est surprenant. Ce constat est à confirmer, car cela pourrait avoir un impact important sur ma manière de panifier.
- Le principe selon lequel il faut arrêter le pointage au doublement de la pâte sembler se révèle globalement exact, à condition d’arrêter dès que la pâte ralentit sa prise de volume : une fois que la pâte a dépassé ce stade, elle atteint des valeurs de pH qui entraînent une dégradation trop importante du réseau de gluten.
Je n’ai pas d’explication claire sur le manque de développement du pain Nature comparé au pain aux graines, si ce n’est une piste liée à l’hydratation et au pétrissage que je souhaite conserver manuel à ce stade.
D’autres séries de tests devraient m’en apprendre un peu plus.
Ajout du 29 août 2018
J'ai fait goûter le pain du dernier test à plusieurs personnes différentes. Si je n'ai pas ressenti de différence particulière, la moitié des goûteurs lui a trouvé une acidité/amertume qui n'existait pas dans les versions précédentes. Cela ajoute donc un critère clé à la notion de "fermentation optimale" qui est celle de cette acidité qu'elle peut donner au pain.
Si le premier test a utilisé une fermentation de 13h30 à 23/24°C, pour un pH final de 4.26, le 2ème test a duré 18h à 22°C pour un pH de 3.93, et le 3ème a duré 17h30 à 22°C pour un pH de 4.13. Habituellement, depuis des mois, je pétrissais le vendredi soir, avec une fin vers 21h, pour un pointage à 21°C jusqu'à 13h30 le samedi, soit 16h30 au total.
Le (4ème) test suivant devrait donc revenir à ces paramètres, si la météo le permet coté température, pour mesurer le pH et le pain obtenu en comparaison